Puzzles en famille : mon image rêvée de Noël va-t-elle survivre au crible de la recherche ?

Quand mon mari m’a demandé ce que je voulais pour Noël cette année, il a fait de gros efforts pour ne pas rire : je voulais un puzzle. Après tout, j’avais soigneusement caché mon intérêt pour les puzzles quand je l’ai rencontré. A l’époque, j’avais estimé que vivre seule avec un chat et faire des puzzles faisait certainement un peu too much à 29 ans. Mais tout est différent à présent. Nous avons des enfants, et donc une merveilleuse excuse pour retomber en enfance et retrouver nos jouets préférés. Je voulais donc un grand puzzle, d’au moins mille pièces, que je pourrais laisser sur le bar de la cuisine pendant toutes les vacances de Noël. Les petits et les grands viendraient s’asseoir autour d’une tasse de café ou de chocolat chaud et placeraient deux ou trois pièces, tout en partageant les derniers exploits de chacun, et cela durerait au moins deux semaines.

J’ai effectivement reçu un beau grand puzzle, mais contre toute attente, il a été fini en moins de vingt-quatre heures. Tout le monde s’est pris au jeu, des enfants jusqu’aux grands-parents en passant par les tantes. Malgré la frustration que deux pièces aient disparu dans le processus (probablement un effet secondaire d’avoir un bout de chou d’un an et demi qui réorganise la maison), nous étions extrêmement fiers de nous. Etait-ce une pure perte de temps ? Ou bien y a-t-il quelque chose à gagner à faire des puzzles ? J’ai cherché dans la littérature scientifique ce que les chercheurs ont à dire sur le sujet. Si certaines de mes idées préconçues ont été confirmées, d’autres se sont avérées plutôt inexactes. Voici ce que j’ai trouvé.

Les puzzles et la vision dans l’espace

La première question est de savoir si faire des puzzles améliore les compétences spatiales. Les compétences spatiales, aussi appelées « vision dans l’espace », sont celles dont vous avez besoin pour assembler correctement un meuble en kit, réussir à caser sept valises plus la cage de transport du chien dans le coffre de la voiture, ou faire le co-pilote sans avoir à tourner la carte. Beaucoup de femmes pensent qu’elles sont génétiquement défavorisées dans ce domaine et que les gènes des compétences spatiales se trouvent probablement sur le chromosome Y. Mais deux études récentes nous apportent les bonnes nouvelles suivantes: (i) la culture et la société joueraient en fait un plus grand rôle que la génétique dans les différences de compétences spatiales entre hommes et femmes (Hoffman et al. 2011), et (ii) les compétences spatiales peuvent s’apprendre (Uttal et al 2013). Cela ne signifie pas seulement que nous pouvons nous améliorer. Cela implique aussi qu’en tant que parents, nous pouvons favoriser le développement des compétences spatiales de nos enfants. Etant donné le rôle clé de ces compétences en sciences, technologie, ingénierie et mathématiques, cela vaut la peine d’essayer, non ?

Les enfants qui avaient été observés en train de jouer avec des puzzles réussissaient mieux la tâche spatiale que les autres

Est-ce qu’encourager nos enfants à faire des puzzles pourrait développer leurs compétences spatiales ? Pour tester si assembler des puzzles corrèle avec le niveau de compétences spatiales, Susan Levine, de l’Université de Chicago, et ses collaboratrices ont étudié 53 enfants (27 garçons et 26 filles, vivant dans l’agglomération de Chicago) pendant six visites à domicile, alors que les enfants avaient entre 2 ans et 4 ans. A chaque visite, les enfants étaient filmés pendant une heure et demie, occupés à leurs activités habituelles. Les chercheuses ont demandé aux parents de vaquer à leurs occupations ordinaires. Environ la moitié des enfants ont joué avec un puzzle au moins une fois lors des six sessions. Lorsque les enfants ont atteint l’âge de 4 ans et demi, les chercheurs leur ont fait passer un test de transformation spatiale. Les résultats montrent que les enfants qui avaient été observés en train de jouer avec des puzzles réussissaient mieux la tâche spatiale que les autres, même en tenant compte de facteurs concomitants comme le niveau d’éducation des parents, leur revenu et la diversité de leur vocabulaire. De plus, parmi les enfants qui jouaient avec des puzzles, la fréquence à laquelle ils·elles jouaient avec des puzzles était positivement corrélée au score obtenu lors du test spatial (Levine et al 2012).

Nous devons cependant garder à l’esprit que corrélation ne signifie pas causalité. Strictement parlant, l’étude ne prouve pas qu’assembler des puzzles améliore les compétences spatiales. Il se pourrait très bien que ce soit l’inverse, c’est-à-dire que les enfants qui ont des compétences spatiales plus développées tendent à jouer plus fréquemment avec des puzzles. Ou bien encore, qu’un autre facteur concomitant inconnu affecte à la fois le niveau de compétences spatiales et la fréquence de jeu avec des puzzles.

Un argument en faveur de la causalité espérée (assembler des puzzles améliore les compétences spatiales) est qu’assembler un puzzle implique de déplacer et tourner les pièces physiquement et mentalement, et fournit un feedback immédiat sur l’emboîtement ou non des pièces, ce qui permet à l’enfant d’évaluer l’exactitude de ses transformations mentales. Un autre argument est que ce type de jeu peut augmenter l’exposition de l’enfant au vocabulaire spatial. En effet, quand ils aident leurs enfants, les parents utilisent fréquemment des termes pour décrire les dimensions et les formes des pièces (« long », « court », « coin », « bord », « droit », « courbe »), pour suggérer des transformations ou des orientations (« à l’envers », « de côté », « tourner », « retourner ») et pour parler des emplacements (« en haut », « sous », « entre », « à l’intérieur », « à l’extérieur », « à droite », « à gauche ») (Levine et al. 2012).

Classique ou numérique ?

En supposant que les puzzles ont un impact positif sur les compétences spatiales, devrions-nous plutôt acheter des puzzles classiques (en carton ou en bois), ou plutôt installer des jeux de puzzles sur nos ordinateurs et tablettes ? Alissa Antle, Lesley Xie et leurs collaborateurs, de l’Université Simon Fraser (Colombie-Britannique, Canada), ont comparé les deux options avec 132 enfants (63 filles et 69 garçons), âgés de 7 à 10 ans, visitant un musée scientifique à Vancouver. Les chercheuses ont utilisé un puzzle classique en carton, ainsi que le même puzzle implémenté dans un jeu sur ordinateur, nécessitant l’utilisation d’une souris ou d’un touchpad. Les enfants ont été arbitrairement groupés par deux, et chaque binôme a été arbitrairement assigné à l’une ou l’autre des versions du puzzle. Les chercheuses ont expliqué à chaque binôme qu’ils ou elles auraient 15 minutes pour jouer avec le puzzle, mais pouvaient s’arrêter de jouer à tout moment et aller plutôt dans un coin lecture équipé de coussins et de livres pour enfants. La session était filmée et se terminait par un questionnaire oral au cours duquel les enfants étaient invités à donner leur impression sur le puzzle.

91% des binômes jouant avec le puzzle en carton ont réussi à l’assembler entièrement au moins une fois, contre 52% seulement des binômes jouant sur l’ordinateur

Les réponses des enfants au questionnaire suggèrent que les deux versions – carton et numérique – sont équivalentes en termes de plaisir de jeu (Xie et al, 2008). Cependant, les enfants ont eu plus de difficulté à assembler le puzzle sur l’ordinateur. 91% des binômes jouant avec le puzzle en carton ont réussi à l’assembler entièrement au moins une fois, contre 52% seulement des binômes jouant sur l’ordinateur (Antle et al. 2009). Les autres binômes ont soit abandonné, soit manqué de temps. Pour les binômes ayant réussi à assembler le puzzle, le temps nécessaire s’est révélé plus court avec le puzzle en carton (10 minutes et 32 secondes) qu’avec le jeu sur ordinateur (13 minutes et 12 secondes).

La façon de résoudre le puzzle était aussi différente d’une version à l’autre. Les enfants utilisant l’ordinateur utilisaient principalement une stratégie d’essais-erreurs, consistant à comparer de façon répétée chaque pièce au puzzle en cours de construction, tout au long de la session. La tâche semblait rester difficile, dans la mesure où les placements directs restaient rares, même en fin de session. Les enfants utilisant la version en carton utilisaient aussi cette stratégie d’essais-erreurs en début de session, mais ils ou elles tendaient ensuite à suivre un pattern d’actions exploratoires — par exemple, rassembler les pièces des coins ou des bords, ou les pièces d’une même couleur ou d’une même forme — suivies de placements directs (Antle et al. 2009). Cette dernière stratégie suggère que les enfants s’étaient construit un modèle mental de la tâche, un niveau d’abstraction qu’ils ne pouvaient apparemment pas atteindre facilement avec l’ordinateur. Par ailleurs, les enfants étaient beaucoup plus actifs physiquement avec le puzzle en carton. Par exemple, certain·e·s se déplaçaient autour de la table plutôt que de déplacer les pièces (Xie et al. 2008). Un tel changement de perspective n’était pas possible avec l’ordinateur. Au final, cette étude suggère que la manipulation physique et les mouvements du corps pourraient faciliter le passage d’une stratégie inefficace d’essais-erreurs à la construction d’un modèle mental du problème.

Les puzzles classiques semblent donc un meilleur outil que les puzzles sur ordinateur pour développer les compétences spatiales (il aurait toutefois été intéressant de tester aussi un jeu sur tablette). Bonne nouvelle, car ma fille et moi adorons plonger les mains dans l’océan de petites pièces quand nous commençons un nouveau puzzle !

Par ailleurs, je pensais que les puzzles classiques se prêtaient plus naturellement à un assemblage collaboratif que les puzzles sur ordinateur, puisqu’avec une version en bois ou en carton, plusieurs enfants peuvent travailler en même temps sur différentes zones de l’image. Je pensais donc que les puzzles classiques étaient des jeux parfaits pour promouvoir la collaboration et les interactions sociales. En fait, il s’avère que ce n’est pas si simple.

Les puzzles, la collaboration et les interactions sociales

En termes d’efficacité, il n’est pas clair que travailler à deux en parallèle sur un puzzle va permettre de l’assembler deux fois plus vite. Dans l’étude canadienne, les binômes jouant avec le puzzle en carton ne sont pas allés deux fois plus vite que ceux qui jouaient sur l’ordinateur, alors que l’ordinateur n’avait qu’une seule souris (souvenez-vous, 10 minutes 32 contre 13 minutes 12). Ceci n’est pas spécifique aux enfants. En 1940 déjà, Richard Husband, de l’Université du Wisconsin, avait comparé la performance de ses étudiants de licence travaillant seul ou à deux sur un puzzle (40 binômes et 40 étudiants travaillant seuls). Là aussi, les binômes n’ont pas assemblé le puzzle deux fois plus vite : 12 minutes contre 17 minutes en moyenne (Husband 1940).

Photo de plusieurs paires de mains assemblant un puzzle

OK, donc travailler ensemble sur un puzzle accélère l’assemblage, mais pas autant qu’on pouvait l’espérer. Mais l’efficacité n’est qu’un des multiples aspects de la collaboration. Les interactions sociales en sont un autre tout aussi important, alors peut-être qu’assembler un puzzle à plusieurs permet de favoriser les interactions sociales ?

En fait, les enfants ont passé plus temps à communiquer, verbalement et par gestes, avec le puzzle sur ordinateur qu’avec le puzzle classique en carton

En fait, il semblerait que les enfants qui assemblent un puzzle à plusieurs ne travaillent pas vraiment « ensemble » mais plutôt en parallèle, relativement indépendamment. Dans l’étude canadienne, les enfants qui assemblaient le puzzle en carton semblaient absorbés par leur propre activité, en observant tout de même les actions et les expressions de l’autre, et souvent en les copiant (Xie et al. 2008). Bien qu’il n’y ait eu qu’une seule souris, les binômes assemblant le puzzle sur ordinateur réussissaient à collaborer, souvent en travaillant à tour de rôle. Si l’un des enfants prenait un rôle directif ou dominant, l’autre trouvait d’autres façons de participer, en montrant des choses sur l’écran ou en suggérant verbalement des actions à son partenaire. En fait, les enfants ont passé plus temps à communiquer, verbalement et par gestes, avec le puzzle sur ordinateur qu’avec le puzzle classique en carton (Antle et al. 2009).

Ces résultats corroborent des résultats bien plus anciens, obtenus dès 1985 par des chercheuses de l’Université du Minnesota et de l’Université du Michigan, Alexandra Muller et Marion Perlmutter. Elles avaient étudié 18 enfants (10 filles et 8 garçons) fréquentant la garderie de l’université, et âgés de 3 à 5 ans. Elles avaient observé leur comportement sur 5 semaines, pendant 15 séances d’une heure et demie de jeu libre, en mettant à leur disposition, parmi les autres jouets, soit un puzzle classique soit un ordinateur (un Apple II avec 48 kilo-octets de mémoire !). A la différence de l’étude canadienne, les jeux disponibles sur l’ordinateur n’incluaient pas de puzzle, mais un jeu sur l’alphabet, un jeu sur les nombres et un mémory. Les enfants pouvaient décider de jouer seul ou à deux. Ils pouvaient aussi choisir librement leur durée de jeu.

Il s’était avéré que les enfants jouaient à deux seulement 7% du temps passé sur le puzzle, contre 63% du temps passé sur l’ordinateur (Muller et Perlmutter, 1985). Quand les enfants jouaient à deux sur l’ordinateur, en général ils interagissaient activement et coopéraient. Plus spécifiquement, 70% de leurs interactions consistaient à partager l’ordinateur en jouant à tour de rôle, les 30% restants étant des interactions d’assistance verbales et non verbales. Au contraire, avec le puzzle, les enfants ne jouaient pas à tour de rôle et la grande majorité des interactions étaient verbales, l’un·e disant à l’autre quoi faire. Les chercheuses pensent que les jeux proposés sur l’ordinateur dans cette étude se prêtaient plus à une résolution collaborative que le puzzle. Par exemple, dans les jeux disponibles sur l’ordinateur, les réponses à une question ne dépendaient pas des réponses aux questions précédentes, alors que dans un puzzle, le placement d’une pièce dépend des pièces déjà en place. Elles avaient donc fait l’hypothèse que pour de jeunes enfants, les jeux proposés sur l’ordinateur permettaient de rentrer plus facilement dans le problème que le puzzle.

Il semble donc que même si les puzzles classiques (carton ou bois) permettent une résolution collaborative, celle-ci se fait finalement avec peu d’interactions sociales. Avouons-le, j’étais un peu déçue de cette conclusion. Mais ensuite j’ai pensé à certaines personnes dans mon entourage, des introverti·e·s pour qui les interactions sociales demandent beaucoup d’effort et d’énergie et peuvent même parfois être un fardeau. John Steiner, le directeur de l’Institute for Health Research à Denver, nous raconte ce qu’il s’est passé quand des membres de son département ont commencé à apporter des puzzles dans la cafétéria :

« La plupart des chercheurs·ses sont des introverti·e·s. Nous travaillons dans des bureaux aux portes fermées ou dans des box essentiellement équipés d’ordinateurs puissants. Une bonne journée est une journée avec de longues plages de temps sans interruption pour réfléchir, écrire ou analyser des données. Nous émergeons pour des nutriments, de la caféine, de l’hydratation et (avec réticence) pour des réunions. Même si nous ne détestons pas travailler sur les puzzles à plusieurs, nous sommes aussi contents de travailler seuls. En conséquence, nos stratégies pour résoudre les puzzles émergent rarement de discussions directes, mais plutôt d’un effort tacite, séquentiel. […] Nous avons appris que pour accomplir notre mission, même des introverti·e·s doivent travailler ensemble. […] Quand nous tombons d’accord sur une question et la stratégie pour y répondre, des réponses émergent comme les images des puzzles : graduellement, anonymement, sans revendication de propriété mais avec la satisfaction partagée du produit fini. » (traduit de Steiner, 2016).

Ainsi, assembler des puzzles, en plus de favoriser peut-être le développement des compétences spatiales, pourrait permettre aux enfants et adultes introverti·e·s de connaître la fierté et le lien qu’apportent une résolution collaborative, sans le fardeau d’interactions sociales qui vient habituellement avec. Est-ce que cela résonne avec votre propre expérience ? Dîtes-le moi dans un commentaire !

Références

Antle et al. (2009). Hands on What? Comparing Children’s Mouse-based and Tangible-based Interaction. IDC 2009, June 3–5, 2009, Como, Italy.

Hoffman, M., Gneezy, U., & List, J. A. (2011). Nurture affects gender differences in spatial abilities. Proceedings of the National Academy of Sciences, 108(36): 14786-14788.

Husband (1940). Cooperative versus solitary problem solution. The Journal of Social Psychology 11: 405-409.

Levine et al. (2012). Early Puzzle Play: A predictor of preschoolers’ spatial transformation skill. Dev Psychol. 48(2): 530–542.

Muller et Perlmutter (1985). Preschool Children’s Problem-Solving Interactions At Computers and Jigsaw Puzzles. Journal of Applied Developmental Psychology 6: 173-186.

Steiner (2016). The Jigsaw Puzzle in the Lunchroom. The Permanente Journal 20(2):96-97.

Uttal et al. (2013). The malleability of spatial skills: A meta-analysis of training studies. Psychology Bulletin 139(2):352-402.

Verdine et al. (2014). Finding the missing piece: Blocks, puzzles and shapes fuel school readiness. Trends in Neuroscience and Education 3(1):7-13.

Xie et al. (2008). Are Tangibles More Fun? Comparing Children’s Enjoyment and Engagement Using Physical, Graphical and Tangible User Interfaces. Proceedings of the Second International Conference on Tangible and Embedded Interaction (TEI’08), Feb 18-20 2008, Bonn, Germany

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